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Renouveaux américains de l’abstraction géométrique

Loin de l’expressionnisme abstrait, un groupe d’artistes américains qui se côtoient et partagent, pour certains, d’importants moments d’amitié à Paris, s’engage dans la voie de l’abstraction géométrique, aux formes simples faites d’aplats colorés. C’est le cas notamment d’Ellsworth Kelly, Jack Youngerman et Ralph Coburn. Ils s’inscrivent à première vue dans une importante tendance de la scène française, défendue à Paris par des galeristes telle Denise René et montrée au Salon des Réalités Nouvelles. Pourtant, les enjeux de leurs recherches sont bien différents : « Je n’étais pas d’accord avec l’abstraction géométrique de cette période : elle était trop le fait de suiveurs purement formalistes » résumera Kelly. Ce dernier écrit vouloir faire un « art concret », de la pure représentation, sans transformation ou abstraction du réel. Les artistes dont il est question ici portent un intérêt très fort à la structure de la toile et à son organisation spatiale.

Kelly réalise ainsi une série d’œuvres en apparence géométrique, qui sont, dit-il, la « copie exacte » de motifs trouvés. Plusieurs artistes américains installés en France adoptent, à leur tour, l’anti-composition, aspect peu présent sur la scène parisienne si ce n’est chez François Morellet, peintre français qui partage les mêmes préoccupations et fréquente d’ailleurs Coburn, Kelly et Youngerman. Morellet indiquait dans ce sens : « Notre grande marotte des années 50, l’absence de composition, le all-over... Pour moi, c’était une chose morale, la composition, c’est symétrique, asymétrique, bon goût. » Ce renouvellement de l’abstraction géométrique à travers l’absence de composition s’accompagne d’une démarche dans laquelle l’œuvre devient par essence inachevée, ce que permet notamment l’introduction du mouvement et l’exploration des techniques imaginées par plusieurs artistes américains sur le sol français tels Robert Breer, Frank Joseph Malina ou William Klein.

Illustration d’entrée de page :
Ellsworth Kelly dans son atelier de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, 1950
© Ellsworth Kelly Foundation

Contourner la composition : hasard et modules

Après la guerre, l’art surréaliste de Jean Arp, qui réalisa tout au long de sa carrière des œuvres selon les lois du hasard, s’impose en France comme aux États-Unis. Il inspire de nombreux artistes américains, dont Ellsworth Kelly, Ralph Coburn, Jack Youngerman, qui lui rendent visite dans son atelier à Meudon en 1950, tout comme John-Franklin Koenig qui crée des collages dans la lignée de l’artiste français. Les différents amis sont impressionnés par les possibilités qu’offre cette acceptation de la chance comme co-créatrice de l’œuvre. Pour eux, le recours au hasard est un moyen d’éviter la composition. C’est également ce que permet un travail à partir de modules et de formes répétitives et anonymes, que développent Ralph Coburn et Jack Youngerman, et qu’explore également François Morellet avec lequel ils deviennent amis et exposent en 1952 à la galerie Bourlaouën à Nantes.

Black Abstraction
Ralph Coburn
Black Abstraction, 1949-1950
Huile sur toile, 50 cm × 61 cm
2003.630
Museum of Fine Arts, Boston Gift of Ellsworth Kelly

Coburn propose d’accrocher ses œuvres faites de plusieurs panneaux au mur de manière aléatoire, tandis que Youngerman développe lors de ses débuts parisiens des réseaux de lignes qui semblent s’engendrer les unes les autres mathématiquement. La modularité s’impose ainsi comme un principe d’assemblage anonymisé, déployable à l’infini. Le hasard et le module se combinent désormais pour souligner la dimension aléatoire de l’œuvre. Cet anonymat de l’œuvre, créée par la juxtaposition d’éléments simples, rend envisageable l’idée d’un acte créatif qui ne serait pas totalement contrôlé par l’artiste.

Expérimenter le mouvement

Une des figures tutélaires pour certains américains installés à Paris au sortir de la Seconde Guerre mondiale est Alexander Calder, américain de la génération précédente qui réside à Paris entre 1926 et 1933 et y revient régulièrement.

Mobile
Alexander Calder
Mobile, 1949
Tôle et fils de métal peints, 60 cm × 110 cm × 70 cm
Centre Pompidou, Paris

Calder se lie notamment avec Youngerman et Kelly. Auteur des fameux mobiles, il introduit le mouvement dans la sculpture, ce que fait également, à sa suite, Helen Phillips, qui le côtoie à plusieurs reprises. Pour de nombreux artistes américains alors en France, l’introduction du mouvement permet de dépasser les limites de l’abstraction géométrique qu’ils observent dans les galeries parisiennes : William Klein réalise des photographies d’objets qui tendent à en capter le mouvement – et qu’il présente d’ailleurs sur des panneaux mobiles – Franck Joseph Malina adjoint des moteurs dans ses œuvres cybernétiques et ses « électro-peintures », tandis que Robert Breer anime les formes picturales abstraites dans des films expérimentaux.

Sans titre
Robert Breer
Sans titre, 1954
Huile sur toile, 96 cm × 161 cm
Centre Pompidou, Paris

Ralph Coburn invite, en outre, à la participation du regardeur, en créant des œuvres ouvertes sur leur environnement changeant : il fait ainsi de la peinture un objet en mouvement, ouverte à une multiplicité de développements futurs, dans la lignée des œuvres de Calder en perpétuelle transformation.

Simplifier les formes

Une nouvelle confrontation avec le réel

Window, Museum of Modern Art, Paris
Ellsworth Kelly
Window, Museum of Modern Art, Paris, 1949
Huile sur bois et toile, 128 cm × 49 cm
Centre Pompidou, Paris

La reproduction, l’œuvre-objet, et parfois une référence calculée au réel sans jamais se laisser enfermer dans aucun système existant de la représentation, constituent également une nouveauté apportée par les artistes américains de Paris, notamment chez Kelly qui parle d’« Already made » pour ses œuvres-objets. Son œuvre Window, Museum of Modern Art, Paris, est emblématique de cette démarche : composée de deux châssis tendus de toiles, l’une peinte en blanc et l’autre en gris, et insérés dans un unique cadre noir, Window oscille entre l’assemblage tridimensionnel et la peinture géométrique.

Elle est, pour Kelly, la « copie exacte » de la fenêtre du musée d’Art moderne, alors situé dans l’actuel Palais de Tokyo à Paris : « au lieu de réaliser un tableau – interprétation d’une chose vue ou imagée d’un contenu inventé –, je trouvais un objet et le “présentais” comme étant seulement lui-même ». Kelly s’inscrit ainsi dans la lignée de Marcel Duchamp et de ses fameux « ready made ».

Tony Ciolkowski, {Ellsworth Kelly et Jack Youngerman, dans l'exposition « Jack Youngerman », à la galerie Arnaud, Paris, avril 1951}
Tony Ciolkowski, Ellsworth Kelly et Jack Youngerman, dans l’exposition « Jack Youngerman », à la galerie Arnaud, Paris, avril 1951
Spencertown, Ellsworth Kelly Foundation

Le thème de la fenêtre est également très présent dans les œuvres de Coburn, tandis que Youngerman développe à la fin des années 1950 une peinture « Hard Edge », caractérisée par des aplats de couleur aux transitions brusques, et qui s’inspire notamment des papiers découpés d’Henri Matisse.

Tiger
Jack Youngerman
Tiger, 1961
Huile sur toile, 221 cm × 237 cm
Fondation Gandur pour l’Art, Genève