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Paris est une île

Durant cette période d’intense remise en cause des rapports de force de la géographie occidentale de l’art vivant, Paris et la France offrent encore pour les artistes un condensé précieux d’accès à l’histoire, à l’art et à une vie de bohème souvent fantasmée, sans incarner le poids d’une nation. Quels que soient leur genre, origine géographique ou sociale, couleur de peau ou orientation sexuelle, la France – et Paris en particulier – constitue un lieu de choix pour créer. Un pays de solitude, de liberté, suffisamment loin des contraintes ou pressions que constituent le poids de l’École de New York montante, les familles, les galeries et critiques new-yorkais, suffisamment détaché des artistes contemporains français pour constituer, pour quelques années ou pour une vie, un refuge, une île de l’art.

Parmi ces artistes se trouve le groupe d’amis constitué autour de Sam Francis et Jean Paul Riopelle, Joan Mitchell, Shirley Jaffe, Norman Bluhm, Kimber Smith, Paul Jenkins et sa compagne Alice Baber qui croise la route du jeune Hongrois Simon Hantaï... Des personnalités telles que Georges Duthuit, critique d’art et spécialiste de l’œuvre d’Henri Matisse, le galeriste Jean Fournier, ou encore l’attachée culturelle à l’ambassade des États-Unis, Darthea Speyer, qui pilote la programmation du Centre culturel américain à partir de 1957, sont leurs loyaux défenseurs et les présentent ensemble dans plusieurs expositions de groupe.

Au sein de cette île artistique étrangère, les œuvres rassemblées ici ne dessinent pas un style mais naviguent avec liberté entre les mouvements – expressionnisme abstrait, abstraction lyrique, « impressionnisme abstrait » – et les univers, avec comme seuls mots d’ordre : abstraction, couleur, grands formats, espaces profonds ou flottants, matières épaisses ou floues.

Illustration d’entrée de page :
Heidi Meister, Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle dans le séjour de l’atelier-appartement de la rue Frémicourt, Paris, 1963
Archives Heidi Meister © Heidi Meister/ADAGP, Paris, 2021

La galerie Huit

La galerie Huit, active entre 1950 et 1954, est emblématique de l’entraide qui existe parmi la communauté artistique américaine à Paris, encore peu montrée dans les expositions et salons de l’époque. Située au 8, rue Saint-Julien- le-Pauvre, dans le Ve arrondissement, la galerie regroupe au départ une petite dizaine de vétérans bénéficiaires du G.I. Bill. Elle est autogérée par les artistes et présente des œuvres très éclectiques, sans considération de style ou d’école.

  • Prisoner
    Shinkichi Tajiri
    Prisoner, 1950-1951
    Fer soudé, 50 cm × 20 cm × 23 cm
    Collection Giotta et Ryu Tajiri, Pays-Bas
  • Sans titre, 1958
    Simon Hantaï
    Sans titre, 1958, 1958
    Huile sur toile, 232 cm × 214 cm
    2002.9.1
    Musée Fabre Achat de la Ville, 2002

Reginald Murray Pollack et Shinkichi Tajiri sont parmi les membres fondateurs de la galerie, dont le but est de promouvoir l’œuvre de leurs compatriotes, ne s’ouvrant que dans un second temps à des artistes non-américains. Simon Hantaï notamment, arrivé de Hongrie en 1948, anglophone et proche de la communauté américaine (il rencontre notamment Joan Mitchell dès son arrivée à Paris), participe à l’une des expositions. Joe Downing, artiste américain, y a quant à lui sa première exposition personnelle en 1952, avant d’être défendu par la galerie Arnaud, également co-fondée par un artiste américain.

Sabine Weiss, Shinkichi Tajiri avec une one day sculpture sur un quai de Seine, Paris, 1950, collection Sabine Weiss

Une « peinture céleste »

Évoquée par le critique James Jones au sujet d’Alice Baber, l’idée d’une « peinture céleste » est particulièrement pertinente pour traduire stylistiquement l’art de certains Américains de Paris. Parmi leurs œuvres, on remarque un ensemble de toiles où la matière picturale évanescente, transparente, et extrêmement lumineuse se développe sur toute la surface du tableau. Sam Francis est sans conteste l’artiste pivot de cet art. Dans ses toiles des différentes périodes, entre 1950 et 1960, une place de plus en plus large est laissée au vide, que ce soit entre les couches qui laissent passer l’air au sein de la profondeur translucide de la couleur, ou entre les formes qui semblent flotter dans un espace gazeux ou liquide.

Photographe inconnu
Photographe inconnu
Sam Francis dans son atelier d’Arcueil, vers 1956-58
Droits réservés/© Sam Francis Foundation, California
ADAGP 2021

Si l’œuvre de ces artistes présente bien des caractéristiques propres à la peinture américaine de cette période (le color-field, le all-over), la notion de « paysagisme abstrait » leur est plus spécifiquement rattachée, soulignant l’influence de Claude Monet pour ces peintres qui découvrent à Paris les Nymphéas conservés à l’Orangerie. Shirley Goldfarb écrit dans ce sens : « J’ai regardé Monet pour la première fois en France et, avec le tachisme, l’agressivité apprise en Amérique, j’ai fait un mélange. Avec les couleurs de Monet qui m’ont beaucoup plu, les couleurs impressionnistes que je vois dans le ciel de Paris, et une certaine agressivité américaine en moi, j’ai rassemblé les deux. »

  • Phenomena Yellow Ribbon
    Paul Jenkins
    Phenomena Yellow Ribbon, 1964
    Acrylique sur toile, 81 cm × 116 cm
    Musée de Grenoble
  • Blue Balls
    Sam Francis
    Blue Balls, Vers 1961-1962
    Huile sur toile, 107 cm × 137 cm
    Moderna Museet, Stockholm

Joan Mitchell et la France

Installée à Paris à la fin des années 1950, Joan Mitchell fait partie des artistes majeurs de la constellation américaine en France. Après un premier séjour à Paris en 1948, elle revient régulièrement l’été en France, travaillant dans l’atelier que lui prête Paul Jenkins. Alors qu’elle est installée rue Frémicourt avec son compagnon Jean-Paul Riopelle, sa peinture connaît un tournant au tout début des années 1960, passant d’un penchant manifeste pour le all-over à des compositions plus resserrées formant des amas denses et nerveux.

Sans titre (La Fontaine)
Joan Mitchell
Sans titre (La Fontaine), 1957
Huile sur toile, 199 cm × 164 cm
Paris, Collection privée

Mitchell prend, durant ces années-là, ses distances avec l’expressionnisme abstrait américain et choisit une voie propre à Paris, s’éloignant également de la vie artistique de la capitale et notamment de la scène européenne.

Sans titre
Jean-Paul Riopelle
Sans titre, 1964
Technique mixte sur papier, 137 cm × 390 cm
Galerie Jean Fournier, Paris

Elle participe néanmoins à l’exposition Antagonismes qui se tient en 1961 au musée des Arts décoratifs, et connaît une première exposition personnelle à la galerie Neufville en 1962, avant d’être représentée par Jean Fournier. Peu attentive à la scène française contemporaine, elle s’intéresse davantage à l’œuvre de Vincent van Gogh et Claude Monet, ce dont témoigne son installation à Vétheuil (Val d’Oise) en 1968, où avait vécu le peintre impressionniste.

Autour de Jean Fournier

Dès les années 1950, le marchand Jean Fournier défend, dans la petite librairie Kléber transformée en galerie, les artistes américains les plus remarquables établis à Paris. S’il connaissait grâce à Simon Hantaï le travail de Sam Francis et de Jean Paul Riopelle, qu’il expose dès 1957, Fournier remarque l’année suivante l’œuvre de Shirley Jaffe et Kimber Smith au Centre culturel américain de Paris. La première fera partie du groupe des peintres représentés régulièrement par la galerie, tandis que Kimber Smith ne sera montré de son vivant qu’au sein d’accrochages de groupe.

  • Water
    James Bishop
    Water, Huile sur toile
    150 cm × 134 cm
    Galerie Jean Fournier, Paris
  • The Red Diamond
    Shirley Jaffe
    The Red Diamond, 1964
    Huile sur toile, 195 cm × 135 cm
    Paris/ Bruxelles

Le galeriste organise néanmoins, après la mort de l’artiste, une exposition-hommage rassemblant ses « amis de Paris ». Fournier découvre par la suite au Salon de Mai de 1961 l’œuvre de Joan Mitchell qui le marque profondément, quelques années avant d’installer sa nouvelle galerie rue du Bac, dans le quartier de Saint-Germain-des- Prés. Après l’exposition inaugurale, Fournier fait appel à Riopelle pour occuper ses cimaises. L’arrivée de Joan Mitchell dans sa galerie, qui suit celles de Shirley Jaffe et de James Bishop, manifeste clairement la détermination de Fournier d’accompagner cette communauté nouvelle que forment, après-guerre, les expatriés américains dont il partage l’attrait pour les couleurs denses et vives.

Le marchand Jean Fournier dans sa galerie, rue Quicampoix, Paris, 1983
Droits réservés/© Paris, courtesy galerie Jean Fournier
© Photo S. Boeno