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Les révoltes et l’autorité contestée
Des formes multiples de contestation sur les marchés
Des vendeurs et vendeuses indociles ?
Les contraventions régulières que le Bureau de police intercepte au XVIIIe siècle sur les différents marchés de la ville peuvent être saisies comme des formes de contestation, voire de résistance, que les vendeurs et, surtout, les vendeuses opposent aux normes que les autorités tentent de leur imposer. Ces entraves à la règlementation policière concernent généralement l’usage de poids et mesures mal étalonnés, la vente de denrées au-dessus des prix fixés par les autorités ou l’exercice de la vente sans en avoir obtenu la permission. En l’espace de 10 ans, de 1717 à 1727, Maule, poissonnière, est condamnée 35 fois pour l’un de ces motifs. En 1723, le Bureau de police appréhende ces comportements — communément associés à l’exercice de « monopole » — comme un échec à « reduire [ces femmes] a lobeissance et soumission » et comme un trouble à l’ordre public.
Des révoltes contre l’autorité
Les contestations peuvent néanmoins prendre des formes plus ouvertes et être directement dirigées contre les représentants de l’autorité. Les agents que le Bureau de police déploie sur les marchés se heurtent à des refus de surveillance et de contrôle, voire à des menaces et des violences verbales et physiques. En 1785, Dauphine, courtière, convoquée par le Bureau de police pour avoir refusé de restituer les bijoux qu’une habitante lui avait confiés en assurance d’un prêt, traite par deux fois et publiquement Boudon, capitaine du guet, de « coquin », de « voleur » et de « souteneur de bordels ». En l’insultant et en l’accusant devant témoins de proxénétisme, c’est à la réputation de ce représentant de l’autorité que Dauphine s’en prend, ce qui rend l’attitude de cette courtière d’autant plus condamnable (Archives de Montpellier, FF 227, Procès-verbal du Bureau de police, 14 mai 1785). En 1770, Marthre Reynée, Marie Bourely et Françoise Cauvasse, poissonnières, vont plus loin : s’opposant à la saisie de leurs corbeilles de poisson, elles frappent par deux fois les valets de la suite consulaire dépêchés sur place et tâchent leurs vêtements d’encre de seiche. Si le Bureau de police qualifie parfois ces actes de « rebellion », il n’est pas certain que ces femmes leur attribuent la même signification.
« L’an mil sept cent soixante dix, et le sixieme avril heure de dix du matin. Nous Joseph Guitard de Ratte, ecuyer, premier consul, Pierre Gouan, bourgeois, second consul, et Guillaume Auzillon, cinquieme consul de la ville de Montpellier, malgré l’attention et les ordres par nous donnés aux poissonnieres de vendre leur poisson dans leurs etaux et les deffenses par nous faites auxdites poissonieres de ne point sortir de leurs etaux et d’etaler leur poisson au milieu de la halle, ce qui fait que le public n’a point la liberté d’y entrer par le grand embarras qu’occasionne un pareil desordre ; plusieurs femmes au mepris desdits ordres et deffenses a elles faites entreprennent a tout moment de se camper au milieu de la halle pour y vendre leur poisson ; que l’escudier de garde étant venu nous porter plainte que plusieurs de ces femmes avoient mis leurs corbeilles dans lesquelles elles avoient du poisson audevant la porte de la halle qui bornoient entierement tout le passage, qu’ayant voulu faire retirer lesdites femmes et les obliger a se mettre dans leurs etaux, elles n’auroient voulu le faire, ce qui nous auroit obligés d’ordonner aux valets de la suitte de se rendre tout de suitte dans la halle au poisson et de saisir toutes les corbeilles avec le poisson, qui seroient endehors des etaux desdites poissonnieres, et qui generoient la voye publique ; que trois valets de la suitte en execution de nos ordres s’etant rendus dans la dite halle et ayant voulu saisir plusieurs corbeilles, ils auroient trouvé audevant de la porte de la dite halle, les nommées Marthre Reynée, femme de Coulougnac, Marie Bourely et Françoise Cauvasse, qui en s’opposant a ladite saisie, auroient a coup de corbeilles maltraité les dits valets de la suitte auxquels elles auroient même noircy leurs habits avec des seches, et seroient parvenues à leur enlever lesdites corbeilles et poisson ; que lesdits valets de retour nous auroient rapporté la violance et le maltraitement qu’ils avoient reçû desdites femmes, et nous auroient même fait voir dans quel mauvais état elles leur avoient mis leurs habits ; qu’une pareille entreprise de la part desdites femmes nous auroit obligés d’ordonner a tous les autres valets de la suite de se joindre aux trois premiers pour saisir ledit poisson ; que lesdits valets étant allés tout en corps dans ladite halle, ils auroient reçû les mêmes traitements de la part desdites femmes, et que même elles leur ont noircy leurs habits et donné beaucoup des coups aux jambes et sur la tete ; que lesdits valets de retour nous auroient rendu compte des violences et maltraitements qu’ils venoient de recevoir de la part desdites femmes, ce qui nous auroit obligé d’ordonner au sieur Dardene de se rendre dans ladite halle, avec lesdits valets, et de prendre les soldats de la garde pour main forte, de faire saisir une corbeille remplie de seches et de constituer prisonnieres lesdites Marthre Reynée femme de Coulougnac, Marie Bourely et Françoise Cauvasse, que ledit Dardene en execuction de nos ordres se seroit rendu dans ladite halle accompagné desdits valets et de la garde, auroit fait saisir une corbeille dans laquelle s’est trouvé onze seches qu’il auroit fait prendre par les valets, et fait porter a l’hotel de ville et que dans ce même instant il auroit fait arreter les nommées Marie Bourelye et Françoise Cauvasse et fait conduire dans les prisons de l’hotel de ville, la dite Martre Reynée, femme de Coulougnac, ayant pris la fuite, n’ayant pu être arretée ; mais comme les entreprises desdites femmes meritent punition, attandu que ce sont des contreventions aux ordonnances du Bureau de police, et que tous les desordres qu’elles commettent ne tendent qu’a troubler l’ordre public, a quoy il est important de remedier, avons ordonné que ladite Martre Reynée, femme de Coulougnac, sera arretée a la diligence dudit sieur Dardene et conduite dans les prisons de l’hotel de ville pour y rester avec lesdites Marie Bourrelye et Françoise Cauvasse jusques a ce qu’il en soit autrement dit et ordonné par le Bureau de police, et de tout ce dessus avons dressé notre present procès verbal. » (AdM, HH 60)
En l’absence de témoignage direct des vendeurs et vendeuses, ces attitudes, plutôt rares, sont en effet délicates à interpréter. Elles démontrent cependant que ces hommes et femmes ne sont pas imperméables aux injonctions et à la présence des autorités : sans toujours s’y soumettre, ils s’y confrontent. Ces réactions peuvent résulter de leur situation sociale, les vendeurs et vendeuses étant souvent issus de milieux sociaux modestes : des amendes, voire des exclusions temporaires ou définitives d’un métier et du marché, les privent de ressources et accentuent leurs difficultés économiques. Ces actes de colère constituent en un sens une manière de revendiquer leur droit à exercer leur unique gagne-pain, loin d’une règlementation trop contraignante. Ce sont ces arguments que mobilisent des revendeurs et revendeuses dans un long placet qu’ils adressent le 3 février 1787 au Bureau de police. Ce dernier a, quelques jours auparavant, édicté une ordonnance leur interdisant de vendre sur le pavé de la rue, estimant que leurs étals gênent la voie publique. Dans leur supplique, Grillette, Viols, Planchon et d’autres revendeurs et revendeuses « en sous ordre des denrées de premiere necessité », rappellent aux administrateurs de la police leurs devoirs de « peres & tuteurs des citoyens du dernier ordre ». Ils accusent les autorités d’avoir « ruiné de fonds en comble leur industrie », de les avoir réduits « au plus triste etat », au « desespoir » et, avec, d’avoir « arraché le pain de la main de leurs enfans » en portant préjudice aux pauvres habitants qui s’approvisionnent sur leurs étals (Archives de Montpellier, HH 183, Placet adressé au Bureau de police, 3 février 1787).
Des conflits d’autorité
Ces attitudes d’opposition peuvent aussi exprimer le refus des vendeurs et vendeuses à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme des entraves à leur liberté de commercer. C’est possiblement le sens de la procédure engagée auprès du Parlement de Toulouse, en 1754, par les poissonnières et poissonniers. Ces derniers en appellent à cette cour de justice pour protester contre les tarifs du poisson fixés par le Bureau de police quelques mois plus tôt.
« Du mercredi 17 juillet 1754, le Conseil de ville assemblé.
Monsieur de Cambacérès, Maire, a dit que le Bureau de police ayant eu connaissance des abus et malversations qui étaient commis journellement par les poissonnières dans la vente et débit du poisson, il a fait le 18 du mois de mars dernier un règlement qui renferme les dispositions les plus sages sur cette matière, en renouvelant celles des règlements antérieurs qui avaient été faits en exécution des arrêts du Parlement de Toulouse des 30 août 1680 et 10 septembre 1703. Cependant, les poissonnières ont tâché d’éluder les dispositions de ces règlements. Elles n’ont point voulu exécuter les tarifs qui avaient été faits par le Bureau, de sorte que pour réprimer des contraventions aussi formelles, le Bureau s’est trouvé dans la nécessité de condamner les poissonnières en des amendes par plusieurs ordonnances qu’il a rendues contre elles. Monsieur le Maire a ajouté que les poissonniers et poissonnières, pour se maintenir dans une espèce d’indépendance du Bureau, se sont avisés d’impétrer des lettres du Parlement de Toulouse en appel des règlements et des ordonnances qui ont été rendues en conséquence, dont ils demandent la cassation comme étant contraires aux prétendus droits des poissonniers. Sur ces lettres, ils ont fait assigner les sieurs Maire et Consuls pour défendre à cet appel. Sur quoi Monsieur le Maire a observé que les poissonniers ne se bornent point à réclamer du taux du poisson qui a été fait par le Bureau de police, mais qu’ils osent contester à ce Bureau le droit de taxer cette denrée. Cette prétention des poissonniers est des plus malfondées puisque, d’un côté, c’est un droit incontestable à tous les bureaux de police de pouvoir faire la taxe de toutes les denrées nécessaires à la vie, parmi lesquelles il n’est pas douteux que celui du poisson n’y soit compris, et d’un autre côté, le Bureau de police de Montpellier a toujours été dans l’usage de faire le prix du poisson par des tarifs qu’il a faits de tous les temps, ainsi qu’il est aisé d’en faire la preuve depuis plus d’un siècle. D’ailleurs ces usages se trouvent confirmés et autorisés par les arrêts du Parlement de 1680 et 1703 dont il a été parlé, de sorte que les Maire et Consuls ne doivent point redouter l’évènement de ce procès. Ils espèrent que l’assemblée voudra bien les autoriser à les soutenir. […]
L’assemblée a unanimement délibéré de donner pouvoir aux sieurs Maire et Consuls de défendre à l’assignation qui leur a été donnée au Parlement de Toulouse sur les lettres impétrées par les poissonniers de cette ville et de prendre sur les fonds de dépenses imprévues toutes les sommes qui seront nécessaires pour soutenir ce procès qui parait intéressant pour maintenir l’autorité du Bureau de police, et cela après qu’il aura plu à Monseigneur l’Intendant d’autoriser la présente délibération. » (AdM, DD 92)
Les autorités y voient moins une contestation des prix arrêtés cette année-là qu’une mise en cause plus générale d’une prérogative du Bureau de police. Dans les années 1780, les boulangers de Montpellier font à leur tour appel des tarifs fixés pour le pain auprès de la même cour de justice, en contestant les modalités par lesquelles ces prix ont été déterminés.
Ces requêtes montrent que ces marchandes et marchands savent jouer des conflits d’autorité entre le Parlement de Toulouse et le Bureau de police de Montpellier.
L’autorité partagée, l’autorité négociée
Bien que la règlementation officielle n’émane que des autorités, des affaires ponctuelles démontrent que les normes ne sont pas imposées de façon unilatérale sur les marchés. Il arrive en effet que les vendeurs et vendeuses soient amenés à s’approprier ou à négocier, en la reformulant, la règlementation.
L’intériorisation de la règlementation
Les vendeurs et vendeuses et, plus généralement, les habitants, usent des leviers règlementaires édictés par le Bureau de police pour faire valoir leurs intérêts. En ce sens, ils manifestent une forme de ralliement aux autorités et une certaine appropriation des règlements, parce que ces derniers sont à leur propre avantage. C’est par exemple le cas des vendeuses qui n’hésitent pas à dénoncer les attitudes d’autres marchandes si cela permet d’éloigner la concurrence qu’elles leur opposent. En juillet 1770, Thomasse, Cauvasse, Coulougnaque, Anne Roussille, Deloche et Boudoune, poissonnières, portent plainte auprès du Bureau de police contre les « revendeuses de la place » au motif qu’elles se sont « jettés avec precipitation sur la barque » d’un poissonnier de Marseillan pour revendre en cachette le poisson qu’il a apporté. À cette occasion, les poissonnières convoquent les dispositions des ordonnances du Bureau de police relatives au marché, arguant que ces revendeuses
« nont aucun droit ny qualité de vendre du poisson, que ce droit leur est acquis dun cotté par le bail a ferme quelles payent pour le loyer de la halle au poisson et de lautre quelles sont aprouvées et assermentées par le Bureau de police ». (Archives de Montpellier, HH 60, Procès-verbal du Bureau de police, 11 juillet 1770)
Elles en appellent donc aux autorités pour faire appliquer les règles, obtenir la restitution du poisson pour en assurer elles-mêmes la vente et demander l’exclusion des revendeuses du marché.
Négocier pour modérer les peines
L’application de la règlementation est en pratique plus souple et le Bureau de police peut faire preuve d’une indulgence relative à l’égard des contraventions qu’il intercepte sur les marchés. À ce titre, les habitants peuvent négocier, par exemple, le montant des amendes ou les peines plus lourdes que le Bureau de police prononce contre eux.
Le 13 juillet 1776, l’épouse d’un marchand rapporte que Françoise Bonhomme, poissonnière, la « repoussa et rebuta avec vivacité » et « faillit la renverser par terre ». Dans son interrogatoire, Françoise Bonhomme reconnaît qu’elle « la repoussa veritablement un peu, cependant sans aucun mauvais dessein ». Pour ces mauvais traitements, le Bureau de police l’exclut définitivement de la halle et lui interdit de « se meler » à l’avenir de la vente de poisson. Mais quelques jours plus tard, la poissonnière adresse un placet dans lequel elle soutient que « les plaintes portées contre elles [sont] tant fausses qu’injustes ». « Par grace », le Bureau de police diminue sa peine, passant d’une exclusion définitive à une exclusion de deux jours de la halle aux poissons (Archives de Montpellier, FF 297, Ordonnance du Bureau de police, 13 juillet 1776).
D’autres femmes soulignent leurs difficultés financières afin de demander une réduction de leur amende. C’est le cas de Caumelle, « dans lûsage de louée des Balances », condamnée pour avoir loué des faux poids à d’autres vendeuses en 1771, qui obtient quelques jours plus tard que le Bureau de police diminue sa peine pécuniaire de 10 à 3 livres étant donné que Caumelle est « dans limpuissance de payér laditte amande ».
Dans ces deux affaires, le Bureau de police fait preuve de tolérance, ce qui montre qu’à ses yeux, la peine n’a d’efficacité que si elle se mesure aux moyens qu’ont les contrevenants de la payer, ou qu’il est à même de juger a posteriori une condamnation trop sévère.
Dialogue entre l’autorité et la population
Dans les années 1720, l’installation d’une nouvelle fonction sur les marchés par le Bureau de police, celle de l’inspecteur de la boucherie et de la poissonnerie en charge de « faire les denonces audit Bureau de touttes les contreventions, qui se commettront a ladite poissonnerie et au mazel, dresser touts proces verbaux, sil y a lieu, au sujet desdites contreventions », est mal perçue par les vendeuses. Les bouchères, charcutières et poissonnières adressent au Bureau de police plusieurs plaintes. Dans les années 1723-1726, l’inspecteur est, à plusieurs reprises, dénoncé, destitué puis réhabilité. En mars 1725, « sur les diverses plaintes que le bureau de police a eu, de ce que le sieur Pasquier Inspecteur a la poissonnerie malversoit dans ses fonctions tant avec les poissonnieres, boucheres que venduzes de couchons, a quoy il est important de remedier », la commission réunie à cette occasion conclut que le sieur Pasquier « prevariquoit tres fort dans ses fonctions » (Archives de Montpellier, FF 286, Ordonnance du Bureau de police, 31 mars 1725). Si la fonction ne disparaît pas et n’est donc pas remise en cause par le Bureau de police, ce dernier écoute les vendeuses, révoque et remplace l’inspecteur la semaine suivante.