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Les peurs urbaines et la demande sociale de sûreté

Trois grandes peurs parmi les élites urbaines déterminent les politiques policières qui sont menées. Elles portent sur les « étrangers », les femmes et les catégories populaires. Elles sont exprimées fréquemment et justifient, selon les consuls et les maires, l’intervention policière.

La peur des étrangers

Capsule sonore 6
Sécurité et demande sociale de sécurité

La catégorie des « étrangers » englobe toutes les personnes qui ne sont pas des « habitants » de Montpellier, c’est-à-dire qui ne sont pas connues et reconnues comme faisant partie de la communauté. Il ne s’agit pas d’une nationalité, car des régnicoles (des habitants du royaume) sont également assimilés à des étrangers. Or, ces derniers constitueraient une menace, ce que les règlements du Bureau de police rappellent depuis le milieu du XVIIe siècle, par exemple en 1657 quand une ordonnance enjoint aux îliers de faire :

« toute diligence pour savoir & découvrir s’il habite dans leur île aucune famille étrangère sans l’adveu [l’autorisation] des consuls » (AMM, BB sans cote, « Illiers », règlement de 1657).

Le règlement établi par le Bureau de police le 7 février 1696 indique au public que les membres du Bureau sont informés qu’il s’établit en ville des étrangers sans permission des consuls. La plupart sont

« vagabonds & sans aveu, volent ou commettent fréquemment de méchantes actions, ou se trouvant misérables, ils sont réduits à mendier, ou lors qu’ils tombent malades on est obligé de les recevoir & entretenir à l’Hospital St-Eloy aux dépens de la Communauté, d’où sort la plus grande partie des gueux & mendiants qu’on voit rouler dans la ville. [Il y a également beaucoup de] filles étrangères qui se mettent en chambre, débauchent celles de la Ville, & entretiennent ce mauvais commerce […] qui est la source de tous les désordres » (AMM, BB sans cote, « Illiers »).

Une distinction est établie entre des étrangers acceptables et ceux qui sont, naturellement, fauteurs de désordres. Cette distinction ne peut être opérée que grâce aux dispositifs de surveillance établis par le Bureau de police, qui accentue progressivement la surveillance des pauvres migrants, que ces derniers soient saisonniers ou de passage. Le sixième consul Reidier le rappelle une nouvelle fois le mardi 11 mai 1728, quand il explique auprès du Bureau de police « que dans la ville il y [a] beaucoup de mendiants attroupés qui font beaucoup de désordre dans la ville surtout dans la nuit ». Cette appréhension des pauvres migrants explique le système de contrôle très pointilleux et précis de tous les logements de la ville et de tous ceux qui sont hébergés à Montpellier. La nuit devient ainsi, dans cet imaginaire criminel, le moment où les malfaiteurs agissent puisqu’ils peuvent essayer de se cacher aux yeux des « policiens ».

La peur des femmes

De la même manière, les femmes sont considérées comme naturellement dangereuses. L’héritage chrétien et la perpétuation des formes de domination masculine déterminent une politique policière genrée qui accentue la surveillance des femmes et les peines prononcées contre elles. Ainsi, entre 1720 et 1739, les femmes sont beaucoup plus condamnées par le Bureau de police que les hommes.

Condamnations d'hommes et de femmes par le Bureau de police entre 1720 et 1739
Condamnations d’hommes et de femmes par le Bureau de police entre 1720 et 1739
Graphique établi par Nicolas Vidoni

Ces condamnations ne relèvent pas, contrairement à une image répandue, du domaine des mœurs. Certes, les jeunes femmes sont constamment considérées comme particulièrement dangereuses, ce que rappelle une ordonnance du Bureau de police du 21 août 1736, qui énonce que les problèmes de mœurs sont « causé[s] la plus part du temps par les filles étrangères ».

Mais la plupart des condamnations prononcées par le Bureau relèvent du domaine économique. Les femmes, structurellement, fréquentent plus le marché que les hommes, soit pour s’approvisionner au quotidien (rôle dans la famille et le ménage), soit pour approvisionner le marché en petites productions (la revente est très importante dans l’économie urbaine populaire de la ville). Pour ces raisons, les femmes pauvres sont plus condamnées que les hommes, ce que traduisent les données relatives (ci-dessus) ou absolues (ci-dessous).

Nombre annuel de personnes condamnées par le Bureau de police entre 1720 et 1739
Nombre annuel de personnes condamnées par le Bureau de police entre 1720 et 1739
Graphique établi par Nicolas Vidoni

La peur des pauvres

Enfin, un troisième critère détermine les choix policiers qui sont effectués par les autorités : la peur des catégories populaires. La pauvreté structurelle de la société d’Ancien Régime est accentuée en ville par des inégalités très fortes et très visibles. La hantise des dominants est donc d’éviter la subversion de l’ordre socio-économique, ce qui explique que le Bureau de police s’occupe très majoritairement de questions du quotidien qui concernent essentiellement la population pauvre. Cela permet de justifier une politique de contrôle paternaliste, effectuée pour le « bien » des pauvres qui restent, pour autant, dangereux. La surveillance opérée par les îliers depuis le XVIIe siècle a pour finalité d’identifier les

« mauvais ménages dans les familles du menu peuple qui donnent scandale » (AMM, BB sans cote, « Illiers », règlement de 1657).

Mais cette crainte des pauvres est exprimée très nettement au moment de la peur de la peste, quand les autorités, par la voix du consul Ranchin, s’effraient d’une révolte possible. Ranchin justifie ainsi auprès du Conseil de Ville les grandes dépenses effectuées par la ville :

« nous aurons la consolation de ne nous pas imputer une négligence qu’on taxerait comme l’on voudrait d’imprudence et de toutes les qualifications qu’on trouverait à propos. Il s’agit aussi par cette prévoyance dont nous avons parlé de se mettre à l’abri des séditions dont les pauvres gens sont capables, qui seraient arrêtées par une subsistance raisonnable, ce qui ne serait guère un moindre bien, en Evitant les séditieux et murmures des pauvres que celui de nous garantir de la maladie contagieuse » (AMM, BB 413, fol. 69 r°).

Bien entendu, les trois éléments se combinent, et conduisent à une taxinomie sociale, une hiérarchisation des individus, qui place tout en bas de l’échelle sociale les pauvres femmes et hommes mobiles et/ou isolées.

Enfin, les évolutions urbaines, et l’introduction de nouvelles pratiques de sociabilité, par exemple l’ouverture de cafés ou les promenades, vont induire de nouvelles pratiques policières qui vont consister à surveiller certains lieux spécifiques, et à renforcer la surveillance des lieux traditionnels de sociabilité.

La demande sociale de sûreté

Malgré ces déterminismes policiers, il apparaît dans les archives une « demande sociale » de sûreté ou de sécurité.

Cette demande se manifeste lors de la tournée des consuls en ville, par exemple quand les habitants réclament des réverbères pour éclairer des culs-de-sac ou des rues obscures dans lesquelles les criminels peuvent se réfugier. Elle s’exprime également en 1789-1790, quand les habitants de Celleneuve demandent à bénéficier de la même police que les habitants de la ville. La demande sociale de sûreté repose en partie sur un sentiment communautaire. Les autorités jouent en retour sur cette structure communautaire, et ne cessent d’appeler à la dénonciation des étrangers, des femmes de mauvaise vie ou des fraudeurs par les habitants des îlots, soit en passant par les îliers, soit en s’adressant directement aux consuls et policiens. Mais ces appels à la vigilance se heurtent bien souvent à des formes de solidarité locale, professionnelle, familiale ou de condition, qui ne fonctionnent plus quand l’équilibre entre les individus est rompu. C’est alors que des dénonciations interviennent, en général pour éviter les « scandales », c’est-à-dire une réprobation – ou honte sociale – qui risque de tomber sur les individus. C’est par exemple le cas le 3 juin 1732, quand la sœur de Marie Gévaudan la dénonce comme

« attaquée d’une maladie qui est cause qu’elle fait des folies et s’expose journellement avec des hommes ce qui cause une scandale publique ».

Marie Gévaudan est enfermée jusqu’au 23 mars 1733 dans une des loges du Bon Pasteur. Lieu d’enfermement et de rééducation, le Bon Pasteur est divisé en « loges » dont certaines sont occupées par la Ville qui y paie, pour certaines familles, un séjour. Les femmes qui y sont recluses doivent y travailler et alterner ces moments de travail avec des moments de pénitence. Les conditions de vie y sont évidemment très difficiles, en particulier quand la famille ne parvient pas à subvenir aux besoins de l’enfermée.

  • Plan de la Maison de force du Bon Pasteur, attenante à l'Hôtel-Dieu Saint-Eloi
    Plan de la Maison de force du Bon Pasteur, attenante à l’Hôtel-Dieu Saint-Eloi
    par Viel, 1760, détail
    Archives de Montpellier, II 736
  • Plan de la Maison de force du Bon Pasteur, attenante à l'Hôtel-Dieu Saint-Eloi
    Plan de la Maison de force du Bon Pasteur, attenante à l’Hôtel-Dieu Saint-Eloi
    par Carcenac, 1760, détail
    Archives de Montpellier, II 739
[Naviguez dans l’image] Plan de la Maison de force du Bon Pasteur, attenante à l’Hôtel-Dieu Saint-Eloi
par Carcenac, 1760
Archives de Montpellier, II 739

À la fin de la période, la sécurité devient un des thèmes majeurs qui parcourent les décisions prises par les assemblées créées dans les sixains en 1789. Il y a alors véritablement l’expression d’un besoin de sécurité et de police dans un contexte de peur prégnante, que ce soit la peur des « brigands » qui rôderaient autour de Montpellier, ou la peur des ennemis de la « régénération révolutionnaire ». Pour autant, ce phénomène n’est pas populaire, dans la mesure où les personnes qui participent à ces assemblées se recrutent peu dans les catégories pauvres.

L’Assemblée des représentants de la Commune de Montpellier, qui se constitue en août 1789 et prétend réformer l’administration de la ville, définit d’ailleurs la « commune » ainsi :

« association libre de citoyens réunis par des Loix communes dans un territoire circonscrit ; Jouissant de biens communs et d’une sûreté commune ; et supportant en commun les charges nécessaires pour le maintien de l’ordre et de la sûreté, et pour l’utilité et la prospérité de l’association » (BB 360, 12 r°).

Le but de l’association est :

« de déterminer et déclarer les droits communs à tous, assurer au faible un appui contre les entreprises du fort, mettre l’indigent à l’abri des tentations du besoin, fonder et maintenir entre tous les citoyens l’union, la paix et le bonheur, par une juste répartition des charges et des avantages communs, par la recherche et l’emploi de tous les moyens propres à conserver et augmenter les jouissances communes, à procurer et entretenir la santé, la société, l’abondance, sans lesquelles il ne saurait y avoir ni union, ni paix ni bonheur ».

Au total, la police devient précisément au fil du XVIIIe siècle l’instrument qui doit permettre la sécurité individuelle et collective. La dimension conservatrice de la police est ainsi accentuée, car elle vise bel et bien à maintenir l’ordre social et les hiérarchies sociales, économiques et politiques. Cette dimension conservatrice posera problème au début de la Révolution à Montpellier. Exercée au nom du « bien commun » et de tous, la police restera dans les faits un instrument de préservation de la propriété et des normes sociales de comportement, et donc des hiérarchies sociales.

Nicolas Vidoni