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Les baigneuses

Gustave Courbet

Un succès de scandale

Ce grand tableau, que Courbet présente au salon de 1853 avec Les lutteurs (Budapest, Szépmüvészeti muzeum) et La fileuse endormie, reprend le thème classique des baigneuses mais d’une manière si personnelle et provocatrice qu’il lui valut un scandale sans précédent.

En effet la baigneuse, qui a toujours représenté en peinture l’idéal féminin (Diane, Vénus ou Suzanne), est figurée par Courbet en bourgeoise plantureuse, les pieds sales, les bas avachis, sans fards.

Caricature de Bertall
1853, in Le Journal pour Rire
Montpellier, musée Fabre

Par ailleurs, la monumentalité du format, jusque-là réservée aux genres nobles, peinture d’histoire ou religieuse, en accentue l’aspect provocateur. La gestuelle affectée se révèle elle-même ambiguë, faisant dire à Delacroix : « la vulgarité des formes ne serait rien, c’est la vulgarité et l’inutilité de la pensée qui sont abominables... ».

En dépit de toutes ces critiques, Alfred Bruyas, avide de modernité, se fit un devoir d’acquérir ce tableau manifeste : « Voici l’art libre, cette toile m’appartient » aurait-il dit. Ce fut à cette occasion qu’il rencontra Courbet et que se noua l’amitié si féconde entre l’artiste et le mécène montpelliérain.

Les Baigneuses
Gustave Courbet
Les Baigneuses, 1853
Huile sur toile, 227 cm × 193 cm
868.1.19
Musée Fabre Don Alfred Bruyas, 1868

Au-delà du scandale, les motivations de Courbet laissent encore place aux interprétations. Lui-même disait : « le tableau des Baigneuses représente une phase curieuse de ma vie, c’est l’ironie ».

Courbet et le nu

« Le nu l’avait toujours préoccupé. Il avait toujours senti que la chair est l’écueil de la peinture, c’est là qu’on prouve qu’on est maître. Comment se prétendre à l’égal des Véronèse, des Titien, des Corrège, des Rembrandt, si l’on ne tente pas le nu ? C’est l’attraction fatale et le contrôle décisif ». (Castagnary)

Naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863
Huile sur toile
Inv. RF273 Paris, musée d’Orsay.

Courbet substitue, aux plates et fictives académies, très prisées sous le Second Empire (l’empereur ayant acquis pour sa collection personnelle la Naissance de Vénus de Cabanel), un érotisme et une sensualité franche, une fascination pour la vie organique, en l’occurrence celle du corps de la femme, souvent somnolente et passive, qu’il associe à l’animal ou au paysage naturel, et qui culmine dans L’origine du monde (Paris, musée d’Orsay).

Un grand lyrique

Les lutteurs, Gustave Coubert, 1853
Huile sur toile
Budapest, Szépmuveszeti muzeum

Le tableau ne se résume pas à une sulfureuse caricature destinée à provoquer le bourgeois. II témoigne aussi du grand lyrisme de Courbet envers la nature, exprimé dans les obscures frondaisons et les solides rochers de sa Franche- Comté natale, nécessaires motifs de ressource- ment, tout comme dans les voluptueux corps de femme auxquels il voue un culte amoureux durant toute sa carrière.

À la grande liberté d’exécution des rochers, travaillés au couteau, répond en effet son talent incomparable à peindre la chair. Une capacité célébrée par Zola lorsqu’il écrivait à propos de Courbet, « il se sentait entraîné par toute sa chair, par toute sa chair entendez-vous, vers le monde matériel qui l’entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les campagnes plantureuses et largement fécondes. Trapu, vigoureux, il avait l’âpre dessein de serrer entre ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en plein terreau... »

Lettre de Gustave Courbet à ses parents
In Correspondance de Courbet, Flammarion, 1996.

Paris, le 13 mai 1853

Mes chers parents,

[...] mes tableaux ont été reçus ces jours passés par le jury sans aucune espèce d’objection. J’ai été considéré comme admis par le public et hors de jugement. Ils m’ont laissé la responsabilité de mes œuvres. J’empiète tous les jours. Tout Paris s’apprête pour les voir et entendre le bruit qu’ils feront. Je viens de savoir par Français qu’ils étaient très bien placés. C’est La Fileuse qui fait plus d’adeptes. pour Les Baigneuses, ça épouvante un peu, quoique depuis vous j’y aie ajouté un linge sur les fesses. Le paysage de ce tableau a un succès général. Pour Les Lutteurs, on n’en dit ni bien ni mal jusqu’ici. [...]

G. Courbet

Lettre de Louis Tissier-Sarrus à Alfred Bruyas
In Explication des ouvrages du catalogue de M. Alfred Bruyas, Alfred Bruyas, Paris, Plon, 1854.

Château de Pardailhan, le 21 septembre 1853

Mon cher Alfred,

je t’ai écrit pour t’engager à ne pas acheter Les Baigneuses, dont la photographie ne donne pas une bonne idée. [...] j’ai entendu parler des hommes compétents qui n’estiment pas ce tableau. [...] on trouve extraordinaire qu’il ait réussi à vendre ce tableau ; il en était question dans les journaux me dit-on. [...]

Tissié-Sarrus

Critique de Théophile Gautier sur Les Baigneuses dans son article de 1853
In La Galerie Bruyas, Alfred Bruyas, Paris, 1876.

Quelle a été l’idée du peintre en exposant cette surprenante anatomie ? [...] Pose-t-il dans cette Baigneuse son idéal de beauté, ou s’est-il contenté de copier une créature obèse, à la graisse mal distribuée, déshabillée sur la table de l’atelier ?

[...] Le laid seul est-il vrai ? Le chou est réel, mais la rose n’est pas fausse ; un beau vase de marbre existe autant qu’un poêlon de terre.

[...] cette toile malencontreuse prouve beaucoup de talent fourvoyé.

Théophile Gautier

Bibliographie

Courbet à Montpellier
Catalogue d’exposition, Montpellier, musée Fabre, 1985.

L’art du Nu au XIVe siècle
Catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Le Musée d’Émile Zola
Photos de Ferrante FERRANTI, texte de Giovanni CARERI, Paris, Stock, 1997.

Le nu
Catalogue d’exposition, Montpellier, musée Fabre, 1977.

Le goût du soufre
Dossier de l’art, n° 39, juillet 1997