Retour à “United States of Abstraction”

Les Autres de l’Art Autre

Michel Tapié et l’art américain

« Ou bien tu étais ami avec Michel Tapié, ou bien tu n’exposais pas du tout. » L’Américain Kimber Smith, installé à Paris entre 1954 et 1964, résumait ainsi le rôle majeur joué par le critique et commissaire d’exposition Michel Tapié dans l’observation et la promotion des artistes présents à Paris au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

À cette époque, la France est le centre d’une intense activité de critique d’art, d’expositions et de publications, qui tentent d’ouvrir de nouvelles perspectives artistiques. Michel Tapié de Céleyran (1909-1987), musicien, lointain descendant de Toulouse-Lautrec, devient dans les décennies 1940-50 le conseiller artistique de nombreuses galeries (René Drouin, Nina Dausset, Paul Facchetti, Rodolphe Stadler). Il est le premier, loin des querelles nationales, à promouvoir une vision internationale de l’art qu’il défend, et témoigne d’un véritable intérêt pour l’art américain. À travers plusieurs expositions et publications, Michel Tapié s’attache à mettre en évidence les oppositions et les points communs entre les scènes française et américaine.

Venant d’un pays que Michel Tapié juge vierge de tradition artistique, les artistes américains, notamment par le biais de ceux installés alors à Paris, nourrissent son concept d’Art autre : l’idée d’une avant-garde internationale caractérisée par une esthétique de l’informe, qui privilégie l’expressivité et qui met au cœur la spontanéité du geste de l’artiste ainsi que sa liberté totale.

Personnalité complexe et ambivalente, Tapié n’a eu de cesse d’exercer une fascination sur les artistes qu’il défendait, en témoigne la publication en 1956 à New York, par l’artiste américain Paul Jenkins, d’Observations of Michel Tapié, compilation de portraits de Tapié par différents artistes qui lui rendent tous hommage. Paul Jenkins était subjugué par le critique : « Quelle belle présence cet homme possède. J’étais à Saint-Germain, buvant une bière au Flore. Je regarde de l’autre côté de la rue et je vois Tapié à l’arrêt de bus. C’était la première fois que je le voyais de loin. [...] L’autobus aurait très bien pu être un char de gladiateurs avec six chevaux blancs sur le point de décoller pour le soleil. »

Illustration d’entrée de page :
Michel Tapié parmi des œuvres exposées dans « Individualités d’aujourd’hui », galerie Rive Droite, 1954
Life Magazine/© Droits réservés

Ossorio, Dubuffet, Tapié

Une triade au cœur des échanges transatlantiques

Le Guerrier, la Colombe et la Chouette
Alfonso Ossorio
Le Guerrier, la Colombe et la Chouette, 1954-1955
Huile sur toile, 253 cm × 168 cm
Fondation Gandur pour l’Art, Genève

Plus que le fait d’un seul homme, la découverte et la promotion de l’art américain par Michel Tapié résultent d’un réseau d’acteurs dans lequel les peintres français et américain, Jean Dubuffet et Alfonso Ossorio, jouent un rôle de premier plan. Tapié rencontre Dubuffet en 1944, collectionne son œuvre et préface son exposition Corps de Dames à la Pierre Matisse Gallery à New York en 1951. Dubuffet est en effet l’un des artistes français les plus soutenus aux États-Unis à cette période, et son travail intéresse notamment le collectionneur et artiste américain Alfonso Ossorio, arrivé à Paris en 1949. La peinture de Dubuffet, faite d’une matière épaisse et hétérogène, ainsi que ses positions idéologiques contre la culture bourgeoise, influencent nombre d’artistes américains, dont Leon Golub, qui s’installe en France à la fin des années 1950.

À Paris, Ossorio est introduit par Dubuffet auprès de Tapié, qui organise en 1951 la manifestation Peintures initiatiques d’Alfonso Ossorio. Il est par ailleurs l’ami et le mécène de Willem de Kooning et Jackson Pollock : c’est lui qui apporte à Tapié une douzaine de toiles de Pollock en 1952 pour sa première exposition personnelle en France, dont l’introduction au catalogue, « Jackson Pollock avec nous », donne le ton : « Voici pour la première fois à Paris un ensemble d’œuvres de Jackson Pollock, l’un des plus prestigieux représentants de l’aventure picturale américaine de maintenant. Il me plait de lancer une telle bombe dans le milieu artistique parisien trop souvent sûr, quant à lui, d’une garantie de tout repos. » L’œuvre de Jackson Pollock aura une nette influence sur Ossorio, dont la peinture, d’abord marquée par les principes surréalistes, s’oriente dès le début des années 1950 vers l’expressionnisme abstrait.

Confrontations

En 1951, Michel Tapié et l’artiste Georges Mathieu organisent à la galerie Nina Dausset l’exposition Véhémences confrontées. Ainsi que le proclame l’affiche, l’exposition met en scène « pour la première fois en France la confrontation des tendances extrêmes de la Peinture non-figurative américaine, italienne et de Paris présentée par Michel Tapié. » L’accrochage donne à voir de manière inédite des œuvres de Jackson Pollock et Willem de Kooning. Elles sont associées à celles de plusieurs artistes américains présents à Paris comme Alfred Russell, Jean Paul Riopelle (canadien), et rapprochées des artistes de l’École de Paris dont Hans Hartung, Georges Mathieu et Wols. Le texte-manifeste associé à l’exposition souligne la construction théorique opérée par Tapié, qui cherche à redéfinir les contours de l’abstraction loin des débats critiques alors prédominants en France.

  • Hommage à Louis <span class="caps">XI</span>
    Georges Mathieu
    Hommage à Louis XI, 1950
    Huile sur toile, 119 cm × 160 cm
    Centre Pompidou, Paris
  • Crépusculaire
    Jean-Paul Riopelle
    Crépusculaire, 1953
    Huile sur toile, 130 cm × 163 cm
    Inv. C.82.28 ; C.R. 1953.019H.1953
    Musée Cantini, Marseille

Michel Tapié assimile et confronte ces deux scènes artistiques l’année suivante dans le cadre d’une exposition et d’un ouvrage intitulés Un art autre. Ce concept d’Art autre, aux contours flous, prône l’indétermination et l’inconnu. Tapié y met en avant un « art de maintenant », faisant table rase des traditions et associant à une forme d’héroïsme l’acte créatif, perçu par le critique comme une « aventure totale ». En préambule du livre, Tapié argue ainsi : « Il ne peut être d’art aujourd’hui que stupéfiant. »

  • Anse St Roch
    David Budd
    Anse St Roch, 1961
    Acrylique sur toile, 200 cm × 201 cm
    inv. 2013.2.36
    Les Abattoirs, Toulouse
  • Composition T.54.15
    Hans Hartung
    Composition T.54.15, 1954
    Huile sur toile, 130 cm × 97 cm
    Musée d’arts de Nantes

Une École du Pacifique ?

Towards Black
Sam Francis
Towards Black, 1950-1953
Encre sur papier, 52 cm × 36 cm
Collection de Bueil & Ract-Madoux, Paris

En 1954, Tapié dessine les contours d’une hypothétique École du Pacifique qui, loin de l’École de New York, réunit des artistes issus de la côte ouest des États-Unis et installés un temps à Paris, tels Lawrence Calcagno, Claire Falkenstein, Mark Tobey ou Sam Francis. De Seattle jusqu’à San Francisco, Tapié souligne l’influence de l’Orient chez ces artistes qui, dans des territoires américains davantage marqués par l’Asie, développent dans leurs œuvres une nouvelle conception de l’espace : « Quelque chose qui s’oppose à l’espace à trois dimensions d’un monde fini ; on se trouve en présence d’un monde infini et continu exprimé sur une peinture plane. »

Pour Tapié, l’Amérique joue un rôle fondamental de jonction entre l’Orient et l’Occident qui se manifeste dans l’art qu’il promeut. Néanmoins, cette notion d’École est à nuancer : si certains artistes regroupés par Tapié, comme Claire Falkenstein, s’y retrouvent, d’autres, à l’instar de Sam Francis, se montrent très dubitatifs quant à ce concept, soulignant, certainement à raison, leur démarche proprement individuelle.

  • Sign of U (Small Sun)
    Claire Falkenstein
    Sign of U (Small Sun), Vers 1959-1962
    Cuivre et bronze, 27 cm × 42 cm × 34 cm
    Michael Rosenfeld Gallery, New York
  • Sans titre
    Lawrence Calcagno
    Sans titre, 1954
    Huile sur toile, 156 cm × 140 cm
    Collection privée
  • White Space
    Mark Tobey
    White Space, 1955
    Tempera sur papier, 20 cm × 31 cm
    Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris