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La participation de la population au gouvernement de la ville

Tout gouvernement repose sur une acceptation relative par la population des politiques menées. L’acceptation tient à la légitimité des autorités, à leur capacité à faire accepter ou imposer leur volonté et, dans le contexte du XVIIIe siècle, à la participation d’une partie de la population au gouvernement de la ville. En effet, l’administration municipale dispose d’un personnel peu nombreux. Cela s’explique par le fait que depuis le Moyen Âge, une partie de la population exerce des missions qui relèvent aujourd’hui de la puissance publique. Le cas du système des îliers en est une bonne illustration.

Les îliers

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Description de Montpellier en 1768

Les îliers ont en charge une portion de l’espace urbain, un « îlot ». Ils sont nommés par les consuls car ils font partie de la catégorie des « personnes reconnues », c’est-à-dire que leur probité et leur capacité à se démarquer du « populaire » sont connues des autorités de la ville. Pour autant, ils n’appartiennent pas tous aux groupes les plus haut-placés dans la hiérarchie urbaine.

Ils forment un groupe hétérogène socialement, tant par leur métier que par leur patrimoine. De plus, leur existence est remise en cause tout au long du XVIIIe siècle.

Ainsi, l’intendant Basville écrit en 1705, dans un mémoire projetant de réformer les institutions de la ville, que les îliers ne sont pas acceptés par la population, cette dernière ne dénonçant pas les « étrangers » comme elle le devrait. Pour cette raison, les îliers sont, selon lui, dans l’incapacité de surveiller les flux de population à l’échelle de leur quartier.

En 1755, grand moment de réformation du gouvernement de la ville, un projet élaboré au sein du Bureau de police est présenté au Conseil de Ville le 10 mars 1755, et approuvé.

Délibération du Conseil de Ville, 1755
Délibération du Conseil de Ville, 1755
Archives de Montpellier, BB 431, p. 59

Il prévoit simplement de supprimer les îliers et de les remplacer par des commissaires de quartier, au nombre de 18, soit trois par sixain. Cette réforme est inspirée explicitement du modèle parisien. Elle combine les fonctions que les îliers assurent déjà et une logique policière nouvelle, plus inquisitoriale. Cette logique vise à débusquer les contraventions économiques, ce que les îliers ne pratiquent pas, à la différence des inspecteurs du Bureau de police. Le projet est envoyé directement au ministre Saint-Florentin, sans passer par l’intendant. Le circuit est révélateur des tensions existant entre le maire et l’intendant : la ville ne souhaite pas mêler le plus grand officier de la province à cette réforme, car il s’y est opposé dans un précédent avis rendu en janvier. Son opposition est fondée sur une lecture différente de la ville. L’intendant développe une appréhension numérique de l’espace urbain et de sa population :

« Je ne comprends pas la nécessité de l’établissement [des commissaires]. Il se trouve au plus 30 000 personnes dans la ville de Montpellier, ce qui fait environ 6 000 familles.

30 000 personnes divisées par 18 commissaires [soit] environ 1 700 pour chaque commissaire.

Au lieu qu’à Paris on compte communément 1 000,000 de personnes lesquelles divisées par 40 [commissaires] donnent environ 25 000 personnes ou 5 000 familles par commissaire.

Après ces remarques, Saint-Priest propose un autre découpage territorial.

Ne seroit-il pas mieux de diviser la ville en 8 quartiers un pour chaque officier municipal [les six consuls, le maire et le lieutenant de maire], en sorte qu’ils auroient chacun 3 950 personnes. 6 quartiers n’en seroient suffisans un par chaque consul a qui l’on [affecterait] le nombre de 5 000 personnes […]. [ADH, C 1097, « Observations sur le projet d’établissement de 18 commissaires », 30 janvier 1755]

Dans les faits, la réforme n’aboutit pas, et les îliers restent en fonction. Les autorités décident alors de les contrôler plus étroitement.

Qui sont les îliers ?

Pour encadrer plus strictement les îliers, le gouvernement urbain recourt à une démarche bureaucratique. Des registres précis sont constitués à partir de 1763. Ils remplacent les listes éparses conservées depuis la fin du XVIIe siècle. Il nous permet de connaître tous les noms et, pour une grande partie d’entre eux, la profession ou le statut de ces personnes.

  • Etat des isles et de MM. les isliers des sixains de la ville de Montpellier, 1768
    Etat des isles et de MM. les isliers des sixains de la ville de Montpellier, 1768
    Archives de Montpellier, BB 345

Il y a dans la ville intra-muros environ 121 îlots ou « îles ». De manière générale, c’est la stabilité qui domine, puisque 38 % des îliers restent en fonction entre 1768 et 1789.

Des renouvellements interviennent, notamment quand un îlier meurt. C’est le cas à 16 reprises. Cela ne signifie pas que tout le monde accepte de devenir îlier, car on retrouve dans le carnet la mention de six refus sur la période, et deux démissions. De plus, les consuls décident parfois de « muter » ou remplacer un îlier, soit en raison de ses absences répétées, soit à cause d’une « incapacité » ou « infirmité », ce qui inclut l’âge, soit par manque d’application (« l’inexactitude »).

Remplacements d’îliers entre 1768 et 1789
Motif Nombre
Mort 16
Absence 5
Incapacité 10
Démission 2
Départ de la ville 1
« Inexactitude » 1

D’un point de vue social, certaines îles portent le nom de la famille la plus illustre qui l’occupe depuis le XVIe ou le XVIIe siècle, et l’îlier est choisi au sein de cette famille. C’est le cas par exemple de l’île Devèze, occupée par la famille bourgeoise du même nom.

Des dynasties existent également, puisque certains fils succèdent à leur père dans la charge. C’est le cas par exemple des Bonnefoy, qui surveillent l’île de Luquet, ou des Coste, marchands de blé dans l’île de Riban (sixain Saint-Paul). Enfin, des membres d’une même famille, des frères, des oncles et neveux, ou des pères et fils, sont îliers au même moment dans des îles différentes. Ces éléments renforcent le caractère oligarchique et familial du contrôle de l’espace urbain, sans pour autant recruter l’élite sociale et politique de Montpellier. Cette participation au gouvernement de la ville de la partie inférieure du groupe des dominants participe de l’acceptation des autorités par la population, et montre une timide ouverture politique qui ne s’explique que par l’incapacité des élites à contrôler seules la ville.

L’analyse rapide des professions le montre. Sur 226 métiers connus, trois ensembles se distinguent. On trouve 92 maîtres de métiers (les deux plus fréquents sont les cordonniers et les tailleurs), 85 métiers non-corporés (allant du potier de terre aux officiers du roi ou financiers) et 49 marchands.

C’est ainsi une élite économique et sociale plus qu’une élite politique et bourgeoise qui occupe ces fonctions, tout en incluant dans ce gouvernement de la ville des personnes qui savent a minima lire et écrire.

Le travail des îliers

Le travail des îliers repose en effet sur l’écrit. Ils doivent, depuis la fin du XVIIe siècle, « enregistrer » l’état des habitants de leur îlot. Mais ils doivent surtout et de plus en plus fréquemment dénoncer les étrangers logés sans permission ou les mauvais comportements. C’est par exemple le cas de l’îlier de Sainte-Croix qui dénonce en 1772 une femme seule :

  • Dénonciation de l'îlier de Sainte-Croix au bureau de police, 1772
    Dénonciation de l’îlier de Sainte-Croix au bureau de police, 1772
    Archives de Montpellier, HH 183

« Nous Illier de Lille de la Greffe, et de Ste Croix, ayant fait sa visitte dans lad. Ille plusieurs fois exactement, sur le rapport de plusieurs voisins et des locataires de la maison de mademoiselle Cayla aux quatre coins de la Barlerie, dans lad. maison loge la nommée Taphin, dont son mary la quittée, il y a déjà longtemps, ne pouvans plus habiter avec elle à cause de sa malversassion, l’ayant trouvée plusieurs fois à des commerces infames, son mari me vint trouver un jour pour luy signer un Enquette quil avoit fait pour son Epouse, l’ayant surprise plusieurs fois avec des soldats et d’autres personnes, en me disant quil vouloit la faire enfermer ; depuis le départ de son mary, elle continue sa mauvaise vie après avoir pris des informations je suis obligé, à vous en faire la dénonce par mon verbail, pour metre touts les rentiers de cette maison et voisins tranquilles, dimancher dernier, elle eut une dispute avec la métraisse de la maison en luy disant quelle vouloit la tuer à cause d’une acte quelle lui à fait donner pour sortir de sa maison, on prétent quelle mit feu dans sa chambre et quand le feu fut allumé elle se mit à la fenetre et cria quil y avoit fau dans la maison, cella donna une grande freyeur dans la maison et par tout le voisinage, j’en ay recû des plaintes de plusieurs voisins.

En foy de quoy j’atteste mon verbail véritable à Montpellier le 3 juillet 1772 [signé] Chabanne » (AdM, HH 183)

Le procès-verbal (« verbail ») montre le travail des îliers. Ils doivent constater par eux-mêmes des événements, mais surtout d’informer auprès du voisinage des faits et gestes des uns et des autres. Ce n’est qu’à partir du moment où ces faits et gestes deviennent inacceptables qu’ils « dénoncent » les personnes considérées comme déviantes. C’est un jeu social reposant sur un équilibre fragile qui distingue les individus. Il n’y a pas de règle tangible. Le cas de cette femme isolée et seule qui est obligée de se prostituer le montre. Son activité devient intolérable à partir du moment où elle rompt les codes sociaux, et produit un scandale. Une nouvelle fois, cette procédure montre combien les pauvres, en particulier les femmes, sont l’objet de l’attention des catégories médianes et supérieures de la société montpelliéraine.

Cette attention explique le développement d’une autre pratique essentielle dans le travail des îliers, qui est la production de certificats de bonnes vie et mœurs. Ces certificats deviennent nécessaires en particulier pour exercer une activité économique, spécialement la revente de biens de consommation, dans une société où le soupçon de recel pèse sur tous les revendeurs. C’est le cas pour les cafetières et cafetiers, ou pour ceux qui souhaitent vendre des objets de plus en plus répandus. C’est également le cas pour les personnes de plus en plus nombreuses qui souhaitent louer des chambres garnies, à savoir des chambres dans des immeubles occupées de manière précaire et temporaire par une ou plusieurs personnes. L’accroissement des mobilités, caractéristique du siècle des Lumières, a créé un marché locatif à l’échelle de la ville qui a préoccupé les autorités. Pour cette raison, elles ont accentué le contrôle des logeurs en exigeant des certificats. C’est par exemple le cas en février 1785, quand le nommé Bousquet demande ainsi l’autorisation de louer des chambres. Sa demande est accompagnée d’un certificat de l’îlier de l’île de Plantade (sixain Saint-Paul) cosigné par le curé Castan :

Certificat de bonnes mœurs délivré au sieur Bousquet, 1785
Certificat de bonnes mœurs délivré au sieur Bousquet, 1785
Archives de Montpellier, FF 227

« Je soussigné Islier de l’ille de Plantade certifie que le sieur Bousquet [marchand] et accomodeur de parassols et de bonne vie et mœurs et que désirant d’avoir des chambres garnies Il a recours à M. les Maire et Consuls pour en avoir la permission en foi de ce lui ai signé ce certificat fait à Montpellier ce huitième février 1785.

Je ne rien entendu dire de contraire aux bonnes vie et mœurs sur le compte du Sr Bousquet [signé] Castan curé » (AdM, FF 227)

Ici, la réputation des individus à l’échelle du quartier et de la paroisse permet d’obtenir ou non une réponse positive.

Le gouvernement de la ville repose donc en partie sur la participation d’une partie de la population, choisie avec soin par les élites. Il permet secondairement la politisation d’une partie des Montpelliérains, dans la mesure où ces membres des catégories inférieures de l’élite prennent part à l’administration de la « chose commune », et se forment ainsi une culture et une expérience politiques qui vont nourrir, à long terme, les projets de réforme au début de la Révolution.

Nicolas Vidoni