Lors du voyage qui le mène au Maroc en 1832, Delacroix obtient, à
Alger, l’autorisation de se rendre dans les appartements privés d’un
dignitaire turc. Il y passe quatre après-midi à dessiner ses épouses.
Dix-sept ans après son retour, l’artiste réalise ce tableau qui est la deuxième version du même sujet traité en 1834, tableau conservé aujourd’hui au musée du Louvre.
Les différences entre les deux toiles portent sur le rôle du spectateur et la mise en scène des personnages. Delacroix modifie le format imposant du tableau du Louvre (1,80 x 2,29 m) en faisant une toile de chevalet. Les trois Algéroises qui auparavant étaient plus proches du spectateur, s’éloignent et s’en séparent par un premier plan en clair-obscur dans la version de Montpellier. Baignées d’une lumière intense, elles sont mises en scène. Par l’utilisation du vernis de copal, que l’artiste n’emploie pas pour le tableau du Louvre, les corps de ces femmes fusionnent avec l’espace qui les entoure, à la façon du vernis qui se mélange aux couleurs. Ainsi, une impression d’harmonie générale se dégage du tableau de Montpellier renforcée par la simplification des parures et du décor comme si par cette épuration du sujet et cette mise à distance « ambiguë » du spectateur Delacroix voulait se rapprocher et dénicher au fond de sa mémoire l’essence d’un souvenir lointain. Vraisemblablement insatisfait lors de la version du Louvre, ce souvenir l’oblige à revenir à ce thème quinze années plus tard.
Le tableau de Montpellier montre le même nombre de personnages : trois Algéroises et une servante noire qui soulève la lourde tenture sur la droite, afin de dévoiler au spectateur un instant de leur intimité. Ce personnage guide notre regard vers l’arrière plan où se trouvent deux femmes. La première, baignée par la lumière dorée, tient dans sa main le « bouquin » du narghilé posé à côté d’un brûle-parfum. Delacroix, en parlant d’elle, disait : « celle-là est la figure que j’ai le mieux peint de ma vie ». Une figure que certains auteurs rapprochent de la Bethsabée au bain de Rembrandt du Louvre.
Au centre, la deuxième femme est assise à la turque. Son regard et sa pose nous amènent vers le premier plan où se trouve la troisième épouse allongée sur un tapis de Kabylie. Le peintre note leurs noms dans son carnet : Zhora Touboudji et les sœurs Zhora et Moûni Bensoltane.
Elles se trouvent dans une pièce dont chaque détail est traité avec grand soin de même que toutes les particularités de leur costume. La lumière contribue au chatoiement des matières (soie, velours, tulle, brocart) et allume les bracelets (khekhels) et les colliers.
L’Orient est une révélation pour Delacroix : l’Antiquité semble prendre vie. Pour lui, ces femmes sont l’exemple vivant des statues vues auparavant, au Louvre et au British Museum. La couleur et la touche « flochetée », habillent leurs corps à la façon du drapé de la sculpture grecque. Leurs formes, sans contour visible, sont créées avec des couleurs débordantes : le jaune se mêle à l’orange, l’ocre au brun, le vert au jaune. Cela construit une atmosphère vaporeuse et sensuelle dont le mystère est renforcé par la semi-pénombre de la scène.
Ainsi, Delacroix relie les sources classiques au thème oriental. Il exprime également ce qu’il ressent par le biais de la couleur porteuse d’idées et de sentiments : le sien, interdit doublement à l’homme et au chrétien nourri par la vision de ces femmes qui semblent mystérieusement loin, inaccessibles et indifférentes à la fois.
Ce thème de la femme orientale marquera profondément les artistes des générations suivantes comme Frédéric Bazille (La Toilette, 1870), Alexandre Cabanel (Albaydé, 1848), Pablo Picasso et Henri Matisse.