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À la recherche du tableau disparu

Voyage dans une œuvre de Frédéric Bazille

En Novembre 1865, alors âgé de 24 ans, Bazille prépare un tableau pour le Salon, la grande exposition annuelle de peinture de Paris. Le Salon est l’une des rares opportunités de montrer son travail et de se faire connaître des critiques et des amateurs. C’est la première fois que Bazille s’y présente, et réalise pour l’occasion une œuvre intitulée Jeune fille au piano : « C’est un sujet fort simple et qui attirera fort peu les regards s’il est reçu. Une jeune fille joue du piano et un jeune homme l’écoute », écrira l’artiste. Bazille, passionné de musique et d’Opéra, avait choisi pour son premier tableau de Salon un sujet intime et moderne : « J’ai choisi l’époque moderne, parce que c’est elle que je comprends le mieux, que je trouve plus vivante pour des gens vivants, et voilà ce qui me fera refuser... » « Si j’avais peint des Grecques et des Romaines, je serais bien tranquille... ».

Ce tableau, finalement refusé par le jury du Salon en 1866, semblait avoir disparu. Le critique d’art puis conservateur Gaston Poulain, l’un des grands découvreurs de l’œuvre de de Frédéric Bazille au XXe siècle, écrivait ainsi en 1932 : « La jeune fille est maintenant perdue, et les seuls renseignements qui nous soient parvenus sur elle sont ceux que donne Bazille lui-même. »

De Bazille, nous savons que ce tableau mesurait « deux mètres dans un sens et 1 m 50 dans l’autre ».

Ce que l’on sait également, c’est que Bazille, parfois à court d’argent ou insatisfait de lui-même, réemploie souvent d’anciennes toiles pour peindre de nouveaux tableaux. La Jeune fille au piano aurait-elle été recouverte de la même manière ?

En 2015, alors que l’exposition monographique consacrée au peintre montpelliérain est en préparation au musée Fabre et au musée d’Orsay, plusieurs tableaux de Bazille sont radiographiés au Centre de Recherche et de Restauration des musées de France, dont Ruth et Booz, tableau inachevé en 1870, année de mort de l’artiste, et conservé au musée Fabre depuis 2004.

Ruth et Booz
Frédéric Bazille
Ruth et Booz, Vers 1870
Huile sur toile, 137 cm × 202 cm
2004.13.1
Musée Fabre Achat de la Communauté d’Agglomération, 2004

Ce tableau, d’un peu moins d’1 m 50 sur 2 mètres de large, fut réalisé au Domaine de Méric, propriété familiale de l’artiste à Montpellier. Il s’intéresse à un sujet biblique, rare dans le corpus de Bazille, consacré au rituel des moissons. Bazille y traduit en termes plastiques les mots de Victor Hugo, tirés de La Légende des siècles : « Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens. / Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres. » « Booz ne savait pas qu’une femme était là, / Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle ».

La radiographie a permis de révéler une composition sous-jacente, qui correspond sans nul doute au tableau réputé perdu. On y voit une jeune fille au piano au premier plan, observée par un jeune homme sur un canapé à l’arrière-plan.

Si la radiographie ne restitue pas les couleurs, quelques indices permettent d’imaginer à quoi ressemblait ce tableau : les murs et le sol sont peut-être de la même couleur que dans l’atelier de la rue de Furstenberg, où Bazille a commencé à peindre ce tableau. On retrouve également le canapé dans son atelier de la rue de La Condamine devant lequel un ami de Bazille, Edmond Maître joue du piano. Et, « Il y a une robe de satin vert, que j’ai louée, et une tête blonde que j’ai bien peur de ne pas faire aussi bien que possible, quoique Courbet m’en ait fait des compliments ».

Ainsi, tout s’éclaire ! et ce d’autant plus que l’acquisition récente d’un dessin de Bazille donne une nouvelle documentation sur le tableau perdu, en se focalisant non plus sur la robe et sa couleur mais sur l’homme à demi-couché sur le sofa.

À son habitude, Bazille utilise plusieurs fois sa feuille de papier : au verso de l’homme sur le sofa, il a dessiné une étude de nu debout.

  • Homme à demi-couché sur un sofa (recto)<small class="fine d-inline"> </small>; Étude de nu debout (verso), 1866
    Frédéric Bazille
    Homme à demi-couché sur un sofa (recto) ; Étude de nu debout (verso), 1866, Fusain sur papier,
    2020.40.1
    Achat de Montpellier Méditerranée Métropole, 2020
  • Étude de nu debout
    Étude de nu debout
    Frédéric Bazille
    2020.40.2

Mais intéressons-nous plutôt au dessin succinct au-dessus de l’homme au sofa : un croquis de nu féminin allongé. Celle-ci vous rappelle-t-elle un autre tableau ?

Admirons cette étude nettement plus aboutie. Accompagnée, sur l’autre face de la feuille de papier, d’une tête académique.

  • Etude pour l'étude de nu (recto)<small class="fine d-inline"> </small>; Portrait d'homme (verso)
    Frédéric Bazille
    Etude pour l’étude de nu (recto) ; Portrait d’homme (verso), 1863
    Dessin au fusain, 42 cm × 57 cm
    49.5.1
    Musée Fabre
  • Tête académique
    Frédéric Bazille
    Tête académique, Vers 1863
    Fusain sur papier vergé ,
    2018.5.1
    Don de Mme Coralie Bernard, 2018

Ce nu couché,c’est évidemment le grand nu que l’on peut admirer au Musée Fabre :

Étude de nu, dit Nu couché
Frédéric Bazille
Étude de nu, dit Nu couché, 1864
Huile sur toile, 70 cm × 190 cm
18.1.1
Musée Fabre Don Marc Bazille, frère de l’auteur, 1918

Un autre exemple de réemploi d’une même feuille de papier, recto-verso, avec ce saisissant portrait d’homme au verso d’une académie de facture plus classique.

  • Portrait d'homme (verso)
    Portrait d’homme (verso)
    Frédéric Bazille
    49.5.1
  • Académie d'homme
    Frédéric Bazille
    Académie d’homme, 1863
    Crayon conté et fusain sur papier, 61 cm × 47 cm
    49.5.2
    Musée Fabre Don Frédéric Bazille, neveu de l’artiste, 1949

Le salon

Au XIXe siècle, le Salon de peinture et de sculpture était l’une des rares occasions pour les artistes d’acquérir une reconnaissance publique et critique, et par ce biais d’obtenir une clientèle ainsi que des commandes publiques.

Ce sont les artistes qui proposent une œuvre au jury du Salon, si elles sont acceptées, elles sont présentées à l’exposition annuelle. Les artistes soumettent leurs œuvres au jury du Salon. Celles qui sont acceptées sont présentées à l’exposition annuelle, organisée depuis 1857 au Palais de l’Industrie. Depuis 1857, celle-ci est organisée au Palais de l’Industrie. En 1863, l’extrême sévérité de la sélection avait décidé Napoléon III à ouvrir un « Salon des refusés », exposant les œuvres non-admises, incomprises à l’époque.

Les artistes recherchent principalement à être remarqués, que ce soit en bien ou en mal.

Le Salon parisien demeurera toujours pour Bazille l’arène irremplaçable, le lieu des affrontements et des luttes. Comme il l’écrit à ses parents en 1867 : « Il faut rentrer dans le giron de l’administration dont nous n’avons pas sucé le lait, et qui nous renie ».

Il expose au Salon à quatre reprises : en 1866, 1868, 1869 et 1870. Cette dernière année, il parle en ces termes de La Scène d’été : « Beaucoup en disent plus de mal que de bien, mais enfin je suis lancé et tout ce que j’exposerai sera désormais regardé. »

La robe verte

Camille (La Femme à la robe verte)
Claude Monet
Camille (La Femme à la robe verte), 1866
Huile sur toile, 231 cm × 151 cm
Brême, Kunsthalle Bremen – Der Kunstverein in Bremen

Si les radiographies, qui ont dévoilé le tableau disparu, ne permettent pas d’en restituer les couleurs, nous connaissons la couleur la tonalité de la robe de la jeune fille au piano grâce à un tableau de Claude Monet.

Peu de temps avant le début du Salon, Monet abandonne le projet d’y présenter Le Déjeuner sur l’herbe, une composition de grand format pour laquelle il fait poser Bazille. Il soumet à la place un portrait de sa compagne Camille Doncieux, vêtue de la même robe que Bazille avait louée pour La Jeune fille au piano.

« Ce qui est horriblement difficile, c’est la femme, il y a une robe de satin vert, que j’ai louée, et une tête blonde que j’ai bien peur de ne pas faire aussi bien que possible quoique Courbet m’en ait fait des compliments » (lettre à sa mère, fin janvier – février 1866).

Au début de l’année 1866, Monet et Bazille partagent alors le même atelier rue de Fürstenberg. Les deux peintres sont très proches. Deux ans plus tard, Bazille deviendra le parrain du fils de Claude et de Camille.

Contrairement au tableau de Bazille, celui de Monet est accepté au Salon et connaît un vif succès. Sans rancune, Bazille se réjouit du succès de son ami : « Monet a eu un succès fou. Ses tableaux et ceux de Courbet sont ce qu’il y a de mieux dans l’exposition » (lettre à ses parents, mai 1866).